
Revue d'histoire des sciences (2/2025)
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Nicolas Malebranche a développé une théorie originale de la vision, mobilisant des considérations optiques raffinées pour défendre la thèse métaphysique, d’apparence exorbitante, selon laquelle les corps extérieurs ne sont jamais perçus directement dans le monde mais seulement à travers leurs idées dépeintes dans une « étendue intelligible ». Cette doctrine fameuse de la « vision en Dieu » détermine une importante distinction entre voir et regarder : Regarder signifie diriger ses yeux vers un objet matériel, tandis que voir est une activité spirituelle où l’esprit, affecté par les sensations, perçoit une version intelligible de l’objet en Dieu. Deux importantes séries d’arguments « optico-philosophiques » sont mobilisés pour défendre cette thèse. Les premiers relèvent de la critique du réalisme sensoriel, développée surtout dans le livre I de la Recherche de la vérité, où Malebranche montre notamment que couleurs et lumières ne sont pas des propriétés intrinsèques des corps ni même des signes adéquats de leurs propriétés physiques. La seconde série d’arguments s’attache aux inférences tacites à l’oeuvre dans la vision des propriétés spatiales des objets. D’abord considérés comme des jugements réellement opérés par l’esprit humain, mais sédimentés et devenus habituels, ces « jugements naturels » sont finalement caractérisés comme des « sensations composées », produites par Dieu selon des lois générales, et enveloppant des raisonnements que Dieu seul est en mesure de faire. Bien que centrée sur l’intervention divine, cette approche, inspirée du traitement cartésien de la « géométrie naturelle », anticipe des modèles cognitifs modernes où des mécanismes cérébraux préformés traitent les informations visuelles.
Nicolas Malebranche developed an original theory of vision, drawing on sophisticated optical considerations to defend the seemingly outlandish metaphysical thesis that external bodies are never perceived directly in the world but only through their ideas depicted in an “intelligible extension.” This famous doctrine of “vision in God” establishes an important distinction between seeing and looking: looking means directing one’s eyes towards a material object, while seeing is a spiritual activity whereby the mind, affected by sensations, perceives an intelligible version of the object in God. Two important series of “optico-philosophical” arguments are employed to defend this thesis. The first involves a critique of sensory realism, developed mainly in book I of De la recherche de la vérité, where Malebranche shows in particular that colours and lights are neither intrinsic properties of bodies, nor even adequate signs of their physical properties. The second series of arguments focuses on the tacit inferences at work in the perception of the spatial properties of objects. Initially considered to be judgements actually made by the human mind, that have become habitual, these “natural judgements” are ultimately characterised as “composite sensations,” produced by God according to general laws, and involving reasoning that only God is capable of. Although centred on divine intervention, this approach, inspired by the Cartesian treatment of “natural geometry,” anticipates modern cognitive models in which pre-formed brain mechanisms process visual information.