Revue d'histoire des sciences (1/2020)
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Être ingénieur à la cour des Médicis au XVIIe siècle requiert une discipline à la croisée de la mathématique, des arts picturaux et des arts mécaniques. Fondée sur l’héritage d’Alberti, Vinci et Vasari, l’Accademia del disegno – reposant sur les trois piliers vasariens de la perspective linéaire, du clair-obscur et de la géométrie euclidienne – a donc été spécialement créée afin d’enseigner le dessin comme la pratique essentielle aux ingénieurs, architectes, mathématiciens, autant qu’aux peintres, décorateurs et scénographes florentins. Au début du XVIIe siècle, l’Accademia opère la synthèse entre la mathématique, l’art et l’ingénierie à travers le concept et la pratique du disegno. À la mort de Galilée en 1642, Vincenzio Viviani (1622-1703), dernier disciple de l’astronome pisan, devient ingénieur de la cour. Chargé de l’inspection du Val d’Arno et des constructions architecturales toscanes, il doit produire des rapports d’expertise pour le corps d’ingénieurs de Florence. Chemin faisant, Viviani a laissé dans ses appunti de nombreux dessins et esquisses, réalisés à la sanguine, à l’encre, au crayon, pris sur le vif ou bien réalisés de mémoire. Je me propose de plonger dans l’archive personnelle de Viviani faite de paysages et de scènes de genre autant que de schémas techniques en envisageant la surface du papier comme un lieu de savoir et en insistant sur la matérialité de celui-ci comme révélatrice de gestes et de pratiques savantes et artistiques : l’observation minutieuse du réel, l’extraction des formes pertinentes, leur traduction dans un langage graphique adapté permettant l’émergence de la connaissance. Au sein d’une culture curiale qui ne fait pas de différence entre l’artiste peintre, l’ingénieur scénographe et le mathématicien dessinateur, le disegno se révèle être la compétence maîtresse d’une épistémologie pratique ancrée dans une culture visuelle qui brouille la frontière entre les figures modernes de l’artiste et du savant. En me tournant plus spécifiquement vers les schémas géométriques produits par Viviani à l’occasion de l’étude mécanique de la coupole de Brunelleschi à la fin du siècle, j’aimerais envisager le disegno comme une forme de mathématisation de la nature opposée, dans la pratique de la naissante physico-mathématique, à d’autres formes plus symboliques. Trahissant une tension à l’oeuvre entre l’ingénieur et le physico-mathématicien, entre les arts mécaniques et les sciences, cette « mécanique géométrique » annonce les limites du disegno.
During the 17th century, being an engineer at the Medici Court was a discipline at the intersection of mathematics, and the pictorial and mechanical arts. Born out of the heritage of Alberti, Vinci, and Vasari, the Accademia del disegno – founded on the three Vasarian pillars of linear perspective, chiaroscuro, and Euclidean geometry – was thus specifically created to teach drawing as the core practice for Tuscan engineers, architects, and mathematicians, as well as painters, decorators, and scenographers. At the beginning of the 17th century, it encouraged a synthesis between mathematics, art, and engineering through the concept and practice of disegno. After Galileo’s death in 1642, his last disciple Vincenzio Viviani (1622-1703) became court engineer, charged with surveying the Valdarno as well as the many architectural constructions of Tuscany so as to produce expert reports intended for the Tuscan engineering corps. In his plentiful field notes Viviani left numerous drawings and sketches in sanguine, ink, and pencil ; from life and from memory. I propose to delve into this personal archive composed of landscapes and genre scenes, as well as technical schemata, and to conceive of it as a place of knowledge by focusing on its materiality, revealing savant and artistic practices : the meticulous observation of nature, the extraction of the relevant forms, and their translation into a graphic language that allows for the emergence of knowledge. In the context of a court culture that does not draw any distinction between painter, engineer, and mathematician, the disegno appears to be the core skill of a practical epistemology rooted in a visual culture that blurs the modern boundary between artist and savant. Paying specific attention to the geometrical schemata Viviani produced at the end of the century to study the mechanics of Brunelleschi’s cupola in Florence, this paper aims at investigating the practical epistemology of disegno as a specific form of mathematizing nature as opposed, in the practice of early-modern nascent physicomathematics, to more symbolic forms. Revealing the tensions between the engineer and the physico-mathematician, this « geometrical mechanics » foreshadows the limits of disegno.