
REVUE D'HISTOIRE DES SCIENCES (1/2025)
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Le présent article s’attache à réévaluer la philosophie de la recherche scientifique de Mach. Nous faisons l’hypothèse que ses aspects les plus novateurs et les plus stimulants ont été mal compris, si ce n’est complètement oblitérés, par la tendance lourde chez les membres du Cercle de Vienne eux-mêmes – mais aussi chez leurs commentateurs – à faire du physicien autrichien un critique du langage. Nous prétendons, à l’inverse, que le langage – et, en particulier, les langages formels de la logique et des mathématiques – n’occupe chez ce dernier qu’une place secondaire, ce qui ne veut naturellement pas dire accessoire. Ainsi, nous cherchons à creuser l’écart entre le soi-disant « positivisme » de Mach et le néopositivisme viennois. Le premier n’« anticipe » pas le second. S’ils procèdent d’un même esprit, celui-ci s’incarne néanmoins dans des programmes bien différents. Même sur le chapitre de l’anti-métaphysique leurs positions divergent, celle de Mach étant beaucoup moins dogmatique qu’on l’a souvent prétendu. Lorsqu’on la fait, la science ne se présente pas comme un système d’énoncés en attente de « vérification », de « réduction » ou, plus généralement, de « formalisation ». Les « schémas » logiques de l’induction et de la déduction n’apportent aucune nouvelle connaissance. Cette dernière se situe ailleurs : dans les processus psychobiologiques mis en oeuvre par les êtres vivants – les Denkhandlungen parfois très abstraites du chercheur prolongent les Tätigkeiten souvent très concrètes des animaux – et dans les méthodes qu’ils emploient afin de déjouer l’accident (Zufall) et de parvenir au résultat escompté. Puisqu’il n’est pas question de reconstruire rationnellement les théories scientifiques, comme si elles étaient parvenues à un état définitif, mais de les améliorer afin d’accroître notre maîtrise de l’environnement et la compréhension que nous avons de lui, Mach les envisage du double point de vue de leur évolution naturelle et de leur histoire culturelle. Il cherche à dégager, en historien-psychologue, en historien de la psyché des grands Naturforscher, les divers « motifs » qui ont guidé ces derniers et que les jeunes générations de chercheurs pourront prendre pour modèle afin de résoudre leurs propres problèmes et favoriser la croissance de la connaissance scientifique.
This article sets out to reassess Mach’s philosophy of scientific research. We argue that its most innovative and stimulating aspects have been misunderstood, if not completely obliterated, by the tendency among the members of the Vienna Circle themselves – but also among their commentators – to portray the Austrian physicist as a critic of language. On the contrary, we claim, that language – especially the formal languages of logic and mathematics – plays only a secondary role in his work, which of course does not mean that it is incidental. Thus, we seek to explore the gap between Mach’s so-called “positivism” and Viennese neopositivism. The former does not “anticipate” the latter. Although Mach and the logical empiricists share the same spirit, this shared spirit nevertheless takes very different forms. Their positions diverge, even about the issue of antimetaphysics, Mach’s being much less dogmatic than has often been claimed. For the one who does it or practices it, science does not appear as a system of statements awaiting “verification,” “reduction” or more generally “formalisation.”. The logical “schemas” of induction and deduction do not provide any new knowledge. That knowledge lies elsewhere: in the psychobiological processes at work in living beings – the sometimes very abstract Denkhandlungen of the researcher are an extension of the often very concrete Tätigkeiten of animals – and in the methods they use to avoid accidents ( Zufall) and achieve the expected result. Since it is not a question of rationally reconstructing scientific theories, as if they had reached a definitive state, but of improving them to increase our mastery of the environment and our understanding of it, Mach considers them from the dual point of view of their natural evolution and their cultural history. As an historian-psychologist, as an historian of the psyche of the great Naturforscher, he seeks to identify the various “motives” that guided them, and that younger generations of researchers can take as a model for solving their own problems and promoting the growth of scientific knowledge.