Romantisme n° 141 (3/2008)
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En 1847, Nicolas Gogol (1809-1852) publia les Extraits choisis de ma correspondance avec des amis , un livre qui tranchait avec ce qu’il avait précédemment écrit. Le peintre satiriste des Âmes mortes , dénonciateur des travers de la société russe et des pesanteurs de l’appareil bureaucratique tsariste, semblait s’y être métamorphosé en conservateur dévot. Devenu adepte d’une forme d’ascétisme, Gogol brûla en outre le manuscrit de la seconde partie des Âmes mortes , avant de mourir d’épuisement en 1852. La fin de son existence donna lieu à de nombreux commentaires. Du côté des critiques littéraires russes, on considéra qu’un auteur qui changeait ainsi et refusait de tenir jusqu’au bout son engagement en faveur de la réforme sociale, était forcément malade. Les psychiatres, Bajenoff et Chizh notamment, apportèrent bientôt leur caution scientifique à cette interprétation morale et pathologique. Mais après 1905 et le changement de contexte politique, la situation changea. Rejetant les théories de leurs prédécesseurs, les médecins de la nouvelle génération s’en prirent à leur perception de Gogol, qui n’était pas pour eux un malade, mais bien plutôt un homme de génie, brillant exemple d’une nouvelle étape du développement humain. Étudiant les diverses interprétations auxquelles l’existence de Gogol a successivement donné lieu, cet article interroge les liens que le XIXe siècle, russe en particulier, a tissés entre génie et folie, et montre combien il est difficile de séparer l’étude des catégories psychiatriques de celles du politique et du jugement moral.
In 1847, Nikolai Gogol (1809-1852) published the Selected Passages of a Correspondence, a book that was radically different from what he had previously written. The author of Dead souls, who used to criticize the flaws of the Russian society and the ludicrous atmosphere of the bureaucratic tsarist regime, seemed to have morphed into a pious conservator. As he became a religious zealot, Gogol also burnt the second part of Dead souls and finally died in 1852, exhausted. The end of his life was profusely commented. For the most radical Russian literary critics, Gogol was a sick man, as they considered that a sane writer would never stop fighting for social reforms. Psychiatrists soon took their side, and Dr Bajenoff and Chizh wrote two pathographies which studied Gogol’s illness. But after 1905, as Russia went through a time of political turmoil, this situation changed. As they criticized the theories of their predecessors, psychiatrists of the new generation also rejected the way Gogol’s life had been analysed. For them, he was certainly not a sick man, but a real genius, a prophet of a new kind of humanity. By studying the successive interpretations of Gogol’s existence, this article aims to shed light on the connexions the 19th century drew between madness and genius, and will show how psychiatric, political and moral judgment were at this time indissolubly linked in Russia.